05 de maig 2006

L'histoire mouvementée du manuscrit de "Ma cavale", de Cesare Battisti

LE MONDE DES LIVRES | 04.05.06

Depuis son exil, Cesare Battisti a envoyé une "bouteille à la mer". Un manuscrit qui est devenu Ma cavale, coédité par Grasset et Rivages et sorti en librairie le 27 avril (Le Monde du 22 avril). Comment les deux éditeurs ont-ils décidé de publier le dernier livre de l'auteur de polars, recherché par la police, ancien membre des Prolétaires armés pour le communisme (PAC), un groupe d'ultragauche qui a pratiqué la lutte armée à la fin des années 1970 en Italie ? L'histoire éditoriale de Ma cavale est presque un roman.

C'était en mai 2005. Au standard des éditions Payot-Rivages, à Paris, personne n'a remarqué cette enveloppe en "papier kraft" déposée à l'attention de "François Guérif, personnel". Le directeur des éditions Rivages Noir a découvert une lettre signée de Cesare Battisti - dont il a publié plusieurs ouvrages dans le passé -, un manuscrit titré Ma cavale et une disquette. Condamné à perpétuité par la Cour d'assises de Milan, en 1988, alors qu'il était exilé au Mexique, pour divers meurtres qu'il a toujours niés, Battisti s'est réfugié en France, à Paris, en 1991. Il s'était enfui en août 2004 alors que la justice française venait d'autoriser son extradition vers l'Italie. Dans sa lettre, Battisti demande à François Guérif de publier son texte s'il le juge pertinent. Il se peut qu'il y ait des maladresses, poursuit Battisti, qui, pour la première fois, a écrit en français. Il propose aussi que la romancière Fred Vargas, qui l'a soutenu dès les premières heures, corrige la copie.

François Guérif se plonge dans le manuscrit. Battisti y livre sa vérité et brosse un tableau surréaliste de son exil. Le texte est transmis au PDG de Payot-Rivages, Jean-François Lamunière, qui le fait lire à Fred Vargas. Celle-ci accepte aussitôt d'en assurer la relecture et de rédiger la postface. Le manuscrit de Battisti contient effectivement de nombreuses coquilles. "Par exemple, il avait écrit "se retourner les puces" au lieu de "se tourner les pouces"", raconte Fred Vargas. Le manuscrit et la disquette ne quittent plus son sac à dos. La romancière, dont l'appartement a été visité "au moins quatre fois" depuis deux ans, redoute que le texte ne tombe entre de mauvaises mains.

Ce n'est pas simple d'être du côté de Battisti... Fred Vargas n'a pas envie d'être seule dans l'affaire et propose à Bernard-Henri Lévy de préfacer le livre. Elle lui remet le manuscrit "fin septembre, un dimanche, dans un bar d'hôtel", se souvient-il. S'il exècre le terrorisme, Lévy a néanmoins pris position en faveur du romancier. L'un de ses arguments est que la France, par la voix de François Mitterrand, en 1985, s'était engagée à ne pas extrader les réfugiés italiens qui ont renoncé à la violence. L'Etat a donné sa parole, celle-ci doit être tenue, dit-il. Au-delà du cas Battisti, Bernard-Henri Lévy avoue "un intérêt sans fascination" pour les "années de plomb" italiennes - il a préfacé le roman d'Antonio Negri, écrit en prison (Italie rouge et noire, Hachette, 1985). Va pour Ma cavale ! Lévy suggère à Fred Vargas une coédition avec Grasset, une maison où il est lui-même éditeur.

"COMME UN DERVICHE"

Olivier Nora, PDG de Grasset, saisit l'occasion de publier ce "témoignage". "Grasset n'est pas un éditeur militant. Personnellement, je ne connais pas Battisti et il n'y a pas plus éloigné que moi de la gauche radicale et de la lutte armée. Je n'oblige personne à lire ce livre, mais je ne voudrais pas vivre dans un pays où l'on ne pourrait pas le publier", explique Olivier Nora. "J'ai été troublé en lisant le manuscrit, ajoute-t-il. Ce que Battisti décrit de ce communautarisme poussé à l'extrême des PAC, et de ses rapports ambigus avec leur chef, Pietro Mutti, sonne juste. D'autre part, je n'ai jamais lu un tel récit de cavale. Battisti n'arrive à se poser nulle part : s'il le faisait, ce serait reconnaître qu'il est exilé à vie. Il semble condamné à tourner comme un derviche."

Grasset et Rivages prennent soin de vérifier qu'ils ne se mettent pas hors la loi en publiant l'ouvrage. "Notre avocat m'a assuré que cela ne posait aucun problème. Le seul risque, m'a-t-il dit, serait d'être entendu de façon plus ou moins longue et insistante dans les locaux de la police sur les conditions dans lesquelles le manuscrit est parvenu aux deux éditeurs. Nos ordinateurs et téléphones portables pourraient également être saisis. Rien de tel ne s'est produit à ce jour", précise Olivier Nora. Le contrat d'édition est signé... avec la fille de Battisti, étudiante. Avant de s'enfuir, Battisti l'a en effet mandatée pour le représenter dans tout acte légal et pour gérer ses droits d'auteur.

Ultime précaution, l'avocat de Battisti, Eric Turcon, a lu le manuscrit pour "être sûr que le récit ne gêne pas sa défense". "Je n'ai touché à rien. Je redoutais aussi un ton agressif, mais ce n'est pas le cas", indique-t-il.

Il ne restait plus qu'à trouver la photo de couverture : un portrait de Battisti pensif, la mèche au vent, loin du cliché du "monstre" mal rasé sortant de prison.

Clarisse Fabre
Article paru dans l'édition du 05.05.06