Ce pourrait être une belle étude de cas pour étudiants d'écoles de commerce. On savait Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gallimard, prix de l'Académie française), un livre atypique : 900 pages écrites en français par un Américain et prises d'assaut en librairie. Les critiques ont assez souligné la puissance d'attraction peu banale de ce récit qui projette le lecteur dans la tête d'un bourreau nazi. Mais l'ouvrage se singularise aussi par la rupture qu'il instaure d'un point de vue strictement économique.
Avec Les Bienveillantes, on est en effet dans une situation où l'auteur paraît gagner sensiblement plus d'argent que son éditeur, ce qui n'est pas si fréquent lorsqu'un livre marche très bien. Si les ventes définitives ne sont pas connues, on peut raisonner sur une hypothèse de 150 000 exemplaires vendus en première édition net de retours. Avec un prix de vente de 25 € TTC et une fois déduits la TVA, la remise libraire, les droits d'auteur, les coûts directs de fabrication, de logistique, de publi-promotion... ainsi que le coût d'un minimum incompressible de retours, il est probable que la marge brute de l'éditeur se situe, avant allocation de frais indirects, sous le million d'euros. Ce n'est sans doute pas si mal, d'autant qu'il restera encore à l'éditeur la perspective d'une exploitation profitable en poche.
Mais qu'en est-il à présent pour l'auteur ? En supposant un taux de droits d'auteur classique de 14 % en moyenne, il percevra 500 000 euros pour la première édition française (davantage si son à-valoir excède ce montant), à quoi il faut ajouter, surtout, les recettes de cession de droits de traduction à des éditeurs étrangers : environ, dans ce cas précis, 1 million de dollars pour les seuls Etats-Unis et autant pour le reste du monde. De ces montants sera déduite la commission de l'agent (15 à 20 %). Resteront à l'auteur quelque 1 600 000 dollars (1 250 000 euros) s'ajoutant aux droits pour la France. Soit un total de 1 750 000 euros.
Le gain pour l'auteur paraît, en l'espèce, nettement plus important que celui de l'éditeur. Presque du simple au double ! Et ce pour une raison simple : contrairement à l'usage courant en France, Littell, via son agent Andrew Nurnberg, n'a conféré à Gallimard que les droits de l'édition française, se réservant les droits d'édition dans les autres langues. Fort du succès français, l'agent a pu faire monter les enchères à la Foire de Francfort. Or, sur chaque cession, il touche une commission de 15 % à 20 %, tandis que l'éditeur partage d'ordinaire les droits étrangers à peu près à égalité avec l'auteur.
Témoins de cette situation très médiatisée, les auteurs de best-sellers français ne risquent-ils pas d'être tentés de suivre l'exemple de Jonathan Littell ? De ne céder à leur éditeur français que les droits pour la France afin de toucher une plus large part des cessions étrangères ? Les éditeurs rétorqueront, non sans raison, qu'ils ont toute l'expertise nécessaire pour vendre au mieux - dans l'intérêt de l'auteur - son livre à l'éditeur étranger le plus adapté. On peut les croire. Pourtant, le "cas Littell" ne manquera pas de donner à réfléchir. Ce n'est certes pas la première fois qu'un auteur français a recours à un agent, mais c'est peut-être la première fois qu'on voit de manière aussi marquée cette rupture dans l'économie habituelle de l'édition française.
Si cet exemple faisait des émules, il suffirait que quelques ouvrages par an s'orientent, pour l'étranger, vers des agents - ceux dont la vente de droits est à la fois la plus facile et la plus susceptible d'engendrer de forts profits - pour déséquilibrer l'économie d'un service de droits étranger. Il ne s'agit pas ici de juger de l'efficacité relative des agents et des éditeurs mais simplement - parce que les premiers coûtent a priori moins cher à l'auteur que les seconds -, de mettre en relief, à travers cet exemple, une situation qui, de proche en proche, pourrait fragiliser les départements étranger des maisons d'édition, privées des quelques gros titres qui, chaque année, représentent une part substantielle de leur chiffre d'affaires. Une situation potentiellement dangereuse pour l'édition tout entière. N'est-ce pas, pourtant, le succès de l'édition dans la langue originale, pour laquelle l'éditeur prend tous les risques, qui rend possible celui des ventes étrangères ?
Florence Noiville
Le Monde, 28.10.2006